Episode 6

Même si je faisais généralement de mon mieux pour ne pas assister aux séances d’interrogation de Roxane pour des raisons évidentes, je n’avais cette fois pas trouvé d’excuse valable pour m’éclipser. Par chance, la jeune Meastienne semblait déterminée à traiter cet entretien aussi calmement que possible, une initiative qui me paraissait particulièrement sage étant donné le caractère atypique d’Ulrich et ne m’étonnait pas de mon amie qui était après tout habituée à ce genre de situations.
J’étais pour ma part assise en tailleur dans un coin de la pièce, prête à enfouir mon visage entre mes mains si la scène devenait trop écoeurante à mon goût, alors que Jose avait déjà déclaré plusieurs fois qu’il s’ennuyait et s’était mis en tête de trouver quelque chose d’amusant à faire dans l’infirmerie, ouvrant à présent un par un tous les tiroirs de la pièce et poussant parfois un soupire de déception qu’il n’avait bien entendu aucune intention de garder discret.
Roxane tournait autour de notre prisonnier d’un pas lent que quiconque aurait jugé intimidant, mais Ulrich n’était pas prêt à s’avouer vaincu si facilement. Testant du bout de son doigt la pointe d’un scalpel qu’elle tenait si aisément qu’il en semblait presque le prolongement naturel de son bras, la jeune Meastienne posa sa première question, sans pour autant adresser à son destinataire la courtoisie d’un regard.
ROXANE : Que penses-tu de Luke Bowen ?
ULRICH : C’est un petit merdeux. Si quelqu’un essaye de le tuer, je ne me mettrai pas sur son chemin.
Je lançai à Jose un regard surpris mais satisfait, ne m’étant pas attendue à une réponse aussi honnête et directe. Jose m’ignora, car il était bien trop occupé à dévisser l’ampoule d’une lampe de bureau pour s’intéresser à moi.
ROXANE : Mais tu ne le tuerais pas toi-même ?
ULRICH : Si j’avais des raisons de le tuer, je l’étranglerais de mes propres mains, petite Meastienne. Mais je suis en prison pour traffic de drogue, pas parce que je liquide tous ceux qui m’importunent.
ROXANE : Oh, vraiment ? Et lui, alors ?
Reproduisant avec précision le même geste qu’auparavant, Roxane souleva le drap blanc qui recouvrait le corps du vieux gardien, affichant tout de même une certaine déception lorsqu’Ulrich s’avéra insolemment blasé par ce coup de théatre, puis poussant son habituel soupire lorsque je fis semblant d’être aussi stupéfaite qu’un peu plus tôt dans la journée par sympathie pour elle.
ULRICH : Tu crois que j’ai tué ce type ?
ROXANE : Il essayait de sauver Luke. Sa mort doit bien t’arranger.
ULRICH : Donc plutôt que de tuer Bowen moi-même, j’aurais tué le seul garde de cette prison que Proctor n’a pas corrompu et qui accepte encore de me traiter comme un être humain ?
Roxane resta silencieuse un instant, contemplant cette nouvelle révélation non sans une certaine exaspération.
J’admirai le plafond, soucieuse d’éviter le regard de la jeune femme qui commençait certainement comme moi à se demander si je ne lui avais pas indiqué le mauvais suspect.
ROXANE : Laisse-moi deviner, le type du réfectoire n’était pas un de tes hommes non plus ?
Ulrich pouffa d’un rire sincère et assez clairement insultant, ce qui ne faisait rien pour arranger l’humeur de plus en plus maussade de Roxane et signalait pour moi le bon moment pour aller me cacher derrière Jose, qui essayait maintenant un par un tous les gants en latex jetables qu’il avait trouvés dans une boîte de cent avant de les laisser tomber à ses pieds.
ULRICH : Un de mes hommes ? Ce type était un sale mouchard qui m’espionnait pour les gardes de Proctor, surement pour réduire sa peine. Je l’ai tué, et j’ai ordonné à mes hommes “d’offrir” son cadavre à Bowen. C’était un message. Je voulais qu’il sache ce qui lui arriverait s’il avait aussi l’idée de dénoncer mes activités pour sauver sa peau.
Réalisant que je m’étais très manifestement trompée, je décidai bêtement d’intervenir d’une voix tremblante.
VISALA : Bon, bah désolée, Monsieur Ulrich, c’est clairement pas vous...
ROXANE : Tais-toi.
VISALA : Ok.
Risquant un regard sous le bras de Jose, que je brandissais devant mon visage pour me protéger, je remarquai avec appréhension le teint rouge de colère de Roxane, dont le poing était à présent serré, m’apprenant qu’elle ne tarderait plus à crier ou à casser quelque chose.
D’une voix très calme, elle répondit à mes inquiétudes après avoir pris une grande inspiration.
ROXANE : Je sais qui est le tueur.
J’allais sortir furtivement de ma cachette lorsqu’une chaise traversa la pièce et vola en éclats contre les barreaux de la fenêtre, suivie d’un grognement de frustration dont j’espérais de tout coeur n’être ni la cause ni la destinataire.
ROXANE : Ce loquard ! J’aurais dû m’en douter ! Je m’en suis doutée ! J’aurais mieux fait de m’occuper de lui à la première occasion !
Brandissant son scalpel au-dessus de sa tête, elle l’abattit d’un geste rapide et net devant elle, tranchant les liens d’Ulrich et le libérant sous nos yeux ébahis.
L’homme se leva lentement et fit craquer les os de ses doigts, dévisageant la Meastienne du haut de ses deux mètres, qu’il avait bien l’intention d’exploiter pour l'intimider.
ULRICH : Tu sais que je pourrais te tuer tout de suite ? Je pourrais vous tuer tous les trois tout de suite.
JOSE : Elles, peut-être, mais pas moi.
Ulrich allait répondre, et sa réponse ne me plairait probablement pas, mais Roxane prit heureusement la parole la première, d’une voix étonnement plus détendue.
ROXANE : Tu ne vas pas nous tuer. Parce que j’ai bien l’intention de me faire pardonner.
ULRICH : Vraiment ? Et comment ?
ROXANE : Je vais te faire échapper de cette foutue prison. Ce soir, chaque détenu de ce trou à rats sera libre.
ULRICH : Ca devrait suffire à me faire oublier ce malentendu.
ROXANE : Parfait. Parce que je vais avoir besoin d’aide. Pour commencer, il nous faut une distraction. Une émeute.
JOSE : Oh, je peux faire ça. Je suis très bon en émeutes.
ULRICH : Mes hommes te seront utiles pour ça.
ROXANE : Tous les deux, à mon signal. Je veux que tous les gardes soient dans la cour. Visala, avec moi. Nous avons rendez-vous avec Monsieur Proctor. Et Flux... Où est Flux ?
VISALA : La dernière fois que je l’ai vu, il partait avec un groupe de gardes, quand j'étais avec Luke.
ULRICH : Si votre associé est démasqué, les hommes de Proctor l’ont surement déjà enfermé. Ou pire.
Roxane grinça des dents et serra à nouveau le poing, cette fois un peu plus fort.
ROXANE : Oh. Maintenant je suis vraiment énervée.
D’un geste méthodique, elle entreprit de déshabiller le pauvre homme qui quelques heures plus tôt avait perdu la vie en tentant de nous aider, puis enfila son uniforme par-dessus ses propres vêtements et se dirigea d’un pas déterminé vers la porte.
ULRICH : Une seconde. Pourquoi te ferais-je confiance ? Rien ne t’empêche de partir seule dès que tu auras retrouvé ton ami.
La jeune femme ouvrit la porte et répondit sans s’arrêter.
ROXANE : Quand j’en aurai fini avec cet endroit, plus rien ne t’empêchera de sortir non plus.

Nous attendîmes notre signal, qui ne mit sans grande surprise pas longtemps à arriver. J’entendis déjà la voix de Jose hurler à travers la cour. Il semblait demander s’il y avait des Jiannais dans la foule, puis leur lança une longue suite d’insultes dont je ne compris que la moitié -- et je doutais fortement de l’existence de la plupart des mots restants -- avant de débuter la même opération, à l’attention cette fois des Malthurans. Quelques secondes plus tard, la cour était un champ de bataille.
ROXANE : Allons-y.
VISALA : Une seconde !
La jeune femme se tourna vers moi d’un air exaspéré qui se transforma rapidement en une grimace perplexe lorsqu’elle me vit dessiner une moustache sous mon nez avec un feutre noir que j’avais trouvé par terre au milieu d’une pile d’objets que Jose avait sortis d'un tiroir du bureau.
VISALA : Si j’avais su, je me serais fait tatouer ça à la place, mais un dessin fera l’affaire.
ROXANE : Qu’est-ce que tu fais ?
VISALA : C’est pour passer inaperçue, Roxane. C’est toi qui veux toujours que je reste discrète !
ROXANE : Maintenant tu veux être discrète ?
Pour toute réponse, je lui tendis le marqueur. La jeune femme me lança un regard blasé avant de pousser un soupire et de le saisir d’un air amusé.
VISALA : Tu devrais te faire une barbe, aussi.
ROXANE : N’en demande pas trop.

Malgré la très efficace diversion de Jose et d’Ulrich et nos excellents déguisements, nous prîmes soin de rester dans l’ombre alors que nous traversions la prison en direction du bureau de Proctor, mais arrivâmes à notre destination sans difficulté particulière.
Roxane ne perdit pas une seconde de plus et ouvrit la porte d’un grand coup de pied afin de faire l’entrée théâtrale dont elle seule avait le secret.
ROXANE : Monsieur Proctor, un plaisir, comme toujours.

A suivre...